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Revenir en arrière
tellement 19.06.2025

Leurs pas résonnent déjà plus loin

Joram Vuille

Un dimanche de juin, un orage et la conscience que tout peut s’arrêter en un instant. Ce texte raconte comment, malgré tout, le dimanche des familles reste un espace rare, un terrain d’autonomie pour les enfants, une bulle de confiance dans un monde instable.


Ce n’est pas la première fois que mes enfants courent devant moi, trouvant leurs repères sans moi. Mais chaque année, la distance grandit, le rythme s’accélère. Cette fois, pas même un regard en arrière. Arrivé·e·s à l’âge de profiter seul·e, de vivre le moment entre ami·e·s, et moi, de les laisser partir. Alors je reste là, planté dans le décor, au milieu des autres parents, avec ce mélange discret de fierté et de vertige. Ce moment de flottement où l’on sent que quelque chose a basculé, sans bruit, mais que le retour en arrière est impossible. Ce qui me semblait à moi est désormais leur.

Comme je reste seul, j’observe. Je regarde les enfants des autres, leurs courses désordonnées, leurs retrouvailles bruyantes, leurs petits groupes qui se forment et se dispersent sans cesse. Je reconnais les gestes et je me souviens. Les longues attentes devant le stand de maquillage, les toboggans, ces petites mains moites qui agrippaient la mienne… mais aussi les crises de fatigue et cette file interminable pour une glace. Mais ce qui reste ce sont ces bonheurs immédiats, instables, qu’on portait à bout de bras dans cette chaleur de juin.

Aujourd’hui, mes enfants n’ont plus besoin de moi. Quelques francs sur leur carte cashless, des points de rendez-vous bien repérés, des scènes à explorer, des ami·e·s à retrouver. Je les croise parfois entre deux concerts, essayant de ne pas trop me faire voir. Concentré·e·s, joyeux·ses, en mouvement, mes petit·e·s sont ailleurs, sans moi, c’est beau cette liberté qui s’épanouit. C’est beau, même si ça serre un peu le cœur d’un papa un peu trop poule.

Avec les travaux à la plage des Jeunes-Rives, la configuration du site change, plus encore cette année et ça aussi c’est un apprentissage. Pas d’habitudes trop faciles, pas de routine, il faut apprendre à se réorienter, chercher, refaire ses repères. Chaque édition de Festi’ devient un nouveau plan de ville à déchiffrer. Mes enfants le font désormais seul·e·s, et c’est tant mieux. Comme une répétition de la vie, un territoire mouvant pour un monde qui ne cesse de bouger. Apprendre à s’y frayer un chemin, se perdre un peu, puis se retrouver… grandir.

Chaque dimanche, Festi’neuch offre aux enfants un espace d’indépendance. Un lieu de confiance, une scène où chacun·e joue son propre rôle. Un laboratoire de ville miniature où l’on teste des choix, des limites, des trajets. Où l’on apprend à prendre sa place, sans adulte derrière. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est un luxe immense. Parce qu’on le sait, même si on préférerait l’oublier, ailleurs, les enfants fuient. Ailleurs, des enfants grandissent à coups de peur. Ailleurs, il n’y a pas de scène, pas de lac, pas de festival. Juste l’exil, le chaos, le bruit des bombes et des drones. 

Et ici, ce dimanche, c’est un orage qui nous a rappelé que tout peut s’interrompre en un instant. Que même la joie, même la fête, même l’illusion d’un monde suspendu ne tiennent à rien. Un ciel qui s’obscurcit, un vent qui durcit et soudain la bascule. La prise de conscience est immédiate. Il faut évacuer, trouver un refuge, courir. Dans les regards, l’inquiétude. L’incertitude.

Alors on se rend compte. Que cette confiance qu’on accorde à ses enfants n’est pas une évidence. Que leur liberté, leur sécurité, notre présence repose sur un équilibre fragile. Alors on remercie. On prend pleinement conscience de cette chance, de pouvoir dire à ses enfants « Allez, je vous fais confiance », les voir partir, léger·e·s, puis les retrouver sains et saufs, à l’abri. De pouvoir, encore, leur offrir cette bulle. Même lorsque les éléments se déchaînent.

Mais je ne veux pas culpabiliser. Ou plutôt, j’essaie de ne pas m’arrêter là. Je veux transformer cette gêne en vigilance. Cette vigilance en exigence. Pour que ça tienne, pour que ça dure. Pour que demain encore, d’autres enfants puissent courir seul·e·s, ensemble. Au bord d’un lac. Un dimanche de juin. À Festi’neuch.

🖋️ Joram Vuille
📸 Lisa Bertoldi


Joram Vuille